Une enfance très occupée…

Une enfance très occupée…

jeudi 23 octobre 2008, par Jean-Jacques Bonnin 

« …S’il est une chose dont on ne se remet jamais, c’est de l’enfance…
“Dieu reconnaîtra les siens” »
Tami Hoag (auteur de thrillers américains ) Robert Laffont.
« Construction permanente, la mémoire retravaille sans cesse le souvenir d’expériences personnelles,
dont l’autre ignore l’origine et la permanence des blessures. »
Marc Bloch, historien, assassiné en 1944 par les allemands.
Avertissement en forme d’introduction

On pourra faire toutes sortes de reproches quant à la valeur « historique » des souvenirs que je vais tenter de rapporter, j’en ai bien conscience [1].

Il ne s’agit pas d’un journal, j’étais trop jeune à cette époque pour en avoir seulement eu l’idée et moins encore la possibilité. J’ai lu des journaux que des jeunes gens écrivirent au cours de différents conflits. De par leur âge, ils avaient connu autre chose auparavant : la paix. Moi, pas.

Je n’ai que des amorces de souvenir avant l’occupation. Ces jeunes gens peuvent donc à bon droit se lamenter sur la paix et l’abondance perdues : la plupart déplorent cette situation qui leur cause une souffrance physique et morale (au moins la peur, la faim, la perte de la liberté). N’ayant pas eu la conscience nette de cette période de paix, cette situation m’a certainement paru moins douloureuse (et du fait également de mon jeune âge), du moins me semble-t-il, que si j’avais gardé conscience d’avoir vécu autrement auparavant. Je ne nie pas avoir souffert des conditions de vie durant cette période, mais sans doute dans de moindres proportions.

Ces souvenirs que je tente de rassembler n’ont pas bien sur l’objectivité du «  pris sur le vif  ». ils n’en ont pas le manque de recul non plus. J’ai tenté d’en débarrasser tout ce que les documents dont j’ai pu avoir connaissance par le suite ont pu compromettre dans l’objectivité de ma relation [2]. En même temps la connaissance de témoignages historiques sur ces événements m’ont permis de faire le lien entre des souvenirs que j’ai conservés dans ma mémoire et la réalité de certains faits : cela m’a permis de comprendre des observations demeurées obscures, sans pour cela trop altérer mes souvenirs.

Je suis bien conscient que, quoi que je fasse, et malgré toute la bonne foi de mes intentions, le temps a déformé mes souvenirs et les documents dont j’ai pu prendre connaissance ont provoqué peu ou prou une distorsion de la réalité telle que je l’ai vécue.

Néanmoins, les faits que je rapporte, même si leur interprétation est peut-être subjective, ces faits ont le mérite de représenter une expérience vécue.

I ) Les plus vieux souvenirs

On ne se sépare jamais de ses souvenirs d’enfance.
Du plus loin que je me souvienne, deux images reviennent à ma mémoire, à la fois floues mais également très vives.
Dans la première, je vois l’intérieur de la maison où je vivais alors. Des personnes sont étendues un peu dans toutes les pièces, seulement des formes allongées, un peu comme les statues de Henry Moore, évoquant les Londoniens venus se réfugier dans les couloirs du métro. Plus tard, à l’évocation de cette image, j’ai appris qu’il s’agissait de réfugiés mosellans qui avaient trouvé là dans l’urgence, un asile provisoire au cours de leur long et tragique exil.

Dans la deuxième image, je me devine à côté de ma grand-mère, au coin de la rue Paul Abadie et de la rue de Montmoreau. Nous ne pouvons pas traverser car une longue colonne de chars dévale la route. Ma grand-mère ne doit pas être très rassurée car lorsqu’un char se présente à ma hauteur, et malgré ses objurgations, je vise l’homme de tourelle, l’index tendu comme un pistolet et je crie : «  Pan !  ». Heureusement, ça n’impressionne pas les tankistes qui m’ignorent superbement ou bien rient au passage.
Ils ont autre chose à faire que de s’occuper de moi ce 24 juin 1940 ! Il s’agit probablement de la division « Das Reich » qui descend à toute allure, comme d’autres unités allemandes, vers le sud et la frontière espagnole. La France ne va pas tarder à être coupée en deux par la ligne de démarcation.

II ) La ligne de démarcation

JPEG - 39.3 ko
1941 : Lourdes en zone libre
A l’arrière-plan les Pyrénées. Sur la photo, l’auteur, sa cousine et son cousin. Derrière, sa grand-mère et son oncle, officier de l’armée d’armistice en zone libre.

Cette ligne je vais la traverser plusieurs fois. La première, je n’en ai pas le souvenir, par contre j’ai retrouvé l’ « aussweiss » de ma grand-mère sur lequel je figure et qui précise bien que je ne suis pas juif.
En réalité, je me demande si c’est bien moi qui ai traversé cette ligne pour aller à Chasseneuil, car nous n’avions à ma connaissance rien à y faire et les motifs invoqués pour obtenir ce document sont hautement fantaisistes et ne résistent pas à l’examen. Je ne pourrais jamais éclaircir ce point particulièrement obscur : est-ce que quelqu’un a bénéficié de cette possibilité de passage ?

La deuxième (ou la première ?) fois je l’ai franchie à Dax. Nous allions voir mon oncle libéré d’un oflag, et cette fois mes souvenirs sont très nets. Il avait rejoint une unité du reste de l’armée française repliée en zone libre, à Tarbes, et retrouvé sa famille. Arrivés dans la nuit en gare, c’est à bord d’un vélotaxi que nous avions rejoint le domicile de mon oncle. La ville de Tarbes est bien plate et je n’ai pas le souvenir d’avoir vu ce genre de véhicule à Angoulême, mais peut-être y en a-t-il eu ? Au cours de ce séjour à Tarbes j’ai vu défiler ce qu’il restait du Cadre Noir de Saumur, réfugié lui aussi.
Au poste de frontière à Dax, une patrouille allemande parcourait le train pour faire descendre tous les voyageurs pour mieux les contrôler. Je dormais. Ma grand-mère obtint du gradé commandant le détachement de ne pas descendre et de rester près de moi pendant mon sommeil. Nous ne sommes pas descendus du train mais je me suis quand même réveillé. Un inconnu coiffé d’une large casquette verte et au sévère visage m’observait. Rare témoignage d’humanité de la part de nos occupants. Mais il est vrai que je n’étais pas juif !

III ) L’occupation

Dès leur installation les occupants instituèrent une sévère discipline. Toutes les personnes majeures durent se faire établir une carte d’identité avec photo obligatoire. Certains photographes abusèrent certainement de la situation pour faire des bénéfices éhontés. D’autres également ont dû se dévouer dans le secret à fournir des photos pour des faux papiers, sans en tirer de profit et en prenant de grands risques. Dans toute situation, il y a toujours un côté noir et un côté blanc !

Toutes sortes de mesures autoritaires furent imposées.

Dans les rues importantes, les piétons devaient circuler en tenant leur droite sur le trottoir, comme les véhicules sur la chaussée. Il fallait également laisser le haut du pavé aux soldats ou aux officiers allemands.

Le couvre-feu était instauré : dès la nuit tombée, et à partir d’une heure décidée par l’occupant et communiquée à la population, il était interdit de circuler dans les rues. Ou bien il fallait justifier de l’urgence du déplacement : médecins, infirmières, agents de la Défense Passive disposaient de laisser-passer.

C’est ainsi que la veille de Noël, la traditionnelle messe dite de minuit était dite l’après midi…
En conséquence, le Père Noël se devait de passer de telle sorte que les enfants trouvent leurs présents (bien maigres parfois) au retour de l’office. Il était hors de question que le vénérable personnage circule la nuit, il ne possédait sans doute pas de laisser passer, et au cours de ses déplacements aériens il aurait pu être pris à partie par la défense anti-aérienne…

Il m’est d’ailleurs à ce propos arrivé une aventure bien étrange. C’était probablement l’hiver 1942, avant de partir pour la «  messe de minuit  », j’ai voulu passer, pour je ne sais quelle raison, dans la pièce où j’avais déposé mes pantoufles devant la cheminée. Lorsque j’ai ouvert la porte, j’ai vu une forme accroupie devant l’âtre, la tête recouverte semble–t-il d’une capuche. J’ai refermé rapidement la porte et suis parti me réfugier, blême d’émotion dans la pièce où se trouvait le reste de la famille, en déclarant que je venais de voir le Père Noël ! On a tenté vaguement de me convaincre que j’avais rêvé, mais je ne voulus pas en démordre. Plus tard j’ai compris que j’avais été victime d’une hallucination, mais ma déconvenue a été d’autant plus grande quand j’ai appris que le Père Noël n’était qu’un mythe. J’ai perdu à cette occasion et à quelques autres beaucoup de ma confiance dans les adultes.

Afin de ne pas servir de repères aux avions alliés, les phares des rares voitures qui pouvaient circuler devaient être peints en bleu. Les véhicules allemands étaient équipés « d’yeux de chats », drôles de petits phares qui ne laissent passer qu’un rai de lumière bleue horizontal, invisible de loin. Je me suis longtemps demandé à quoi servaient ces appareils, j’en ai découvert l’usage lorsque moi-même j’ai eu à conduire plus tard des véhicules munis du même dispositif qui permet de circuler la nuit tous feux éteints. Il ne faut pas bien sûr s’amuser à faire des courses de vitesse !

Les lumières des maisons devaient également être cachées, les contrevents fermés dès la nuit tombée. Les persiennes décoratives qui ornaient le haut des volets de la maison durent être occultées avec du papier bleu foncé. Un soir, les soldats d’une patrouille qui passait dans la rue aperçurent sans doute un rai de lumière venant de la maison. Ils donnèrent de grands coups de crosse dans la porte d’entrée, accompagnés des cris incompréhensibles mais qui ne semblaient pas propres à développer l’amitié franco-allemande. Les lumières éteintes, le vacarme cessa, mais nous n’étions pas très rassurés.

Au début de l’occupation, les contingents étaient constitués bien sûr, uniquement de soldats propres, bien habillés, très «  korrect  », fidèles à l’image qu’en proposait la «  Propagande  ». Mais au fil du temps, les troupes allemandes étant envoyées sur d’autres fronts, elles furent complétées par des miliciens, vêtus de bleu, coiffés d’un béret genre chasseur et arborant l’insigne « gamma  ». Ils n’attiraient pas spécialement la sympathie de la population et on les regardait toujours avec gêne et crainte.

Mais nous n’étions pas au bout de nos peines : après le débarquement, arrivèrent des supplétifs que nous appelions « les hindous ». On les a prétendus recrutés par les nazis parce que se disait-il, ils appartenaient à la « race pure », ils auraient été issus de « véritables tribus aryennes », on peut en effet observer parmi les symboles utilisés dans les religions hindoues, la croix gammée, qui est présentée verticalement, figée et statique, alors que les Nazis la présentaient souvent inclinée à 45°, ce qui lui donne une allure plus dynamique, la rapprochant de la roue solaire. En réalité ces troupes devaient être issues de la Légion Hindoue constituée par Subaigu Chandra Bose, un indépendantiste hindou, partisan puis adversaire politique du Mahatma Gandhi, qui collabora avec les Nazis et les Japonais dans le but de délivrer l’Inde du joug britannique. Cette Légion Hindoue avait été constituée avec des soldats « indigènes hindous » de l’armée anglaise, capturés pendant la campagne de Rommel en Afrique du nord, retournés et enrôlés dans l’armée allemande. Ils devaient être envoyés en Inde pou y combattre les Anglais, mais devant les prémices de la débâcle et la pénurie de troupes, ils furent employés comme auxiliaires par la Wermacht [3].
Ou bien s’agissait-il peut-être plutôt des contingents issus du Maghreb, formés d’éléments qui avaient répondu favorablement aux arguments antisémites de la propagande nazie : « Brigade Nord Africaine » ou « Hilfpolizei » ou « Marocos », je n’ai jamais pu éclaircir ce point…

Ces personnages, que nous redoutions car très imprévisibles dans leur comportement et qui avaient la gâchette particulièrement facile, présentaient un aspect vraiment impressionnant. Coiffés d’un chèche isabelle, le visage mangé par une épaisse barbe noire, le teint très mat, un regard noir et perçant, ils étaient vêtus d’une longue gandoura brune à rayures plus claires, (un peu semblable à celle des goumiers), sur laquelle s’entrecroisaient d’impressionnantes buffleteries, cartouchières et autres attirails guerriers. Fusil ou pistolet-mitrailleur à la bretelle, le pistolet et un long poignard à la ceinture, leur apparition semait la panique. Il était cependant recommandé de ne pas fuir à leur approche, de crainte de réactions aussi imprévisibles que brutales.
Un contingent de soldats italiens, des marins il me semble, résida pendant l’année 1944 à Angoulême, mais ils n’effrayaient pas la population et se montraient plutôt débonnaires.

IV ) Monsieur Jacob

Les lois antijuives furent immédiatement appliquées avec la plus exacte rigueur, le signe extérieur étant évidemment le port de l’étoile jaune qui attirait l’attention sur les personnes qui la portaient. Cela faisait naître un sentiment de malaise indéfinissable. Je me posais bien des questions à ce sujet, plus tard j’eus la réponse…

Parfois, lorsque je me promenais avec ma grand-mère, catholique très pratiquante, nous rencontrions un vieux monsieur coiffé d’un feutre mou, bien vêtu, petit, un peu enveloppé, très digne avec sa grande barbe blanche. Ma grand-mère me disait : «  Va dire bonjour à Monsieur Jacob ».
Je m’avançais vers lui, je levais ma casquette et lui tendais la main. Il me disait quelques mots gentils, échangeait quelques mots avec ma grand-mère, et nous repartions.
Puis nous n’avons plus rencontré Monsieur Jacob, nous n’avons plus entendu parler de lui.
Sur le veston de Monsieur Jacob était cousue une étoile jaune…
…Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux jamais penser à Monsieur Jacob sans ressentir une peine immense, de même lorsque l’on évoque les Justes et les malheureux persécutés qu’ils tentèrent de sauver.

V ) Les bombardements

Nous entendions parler des bombardements à la radio, dans les conversations. Parfois la nuit ou le jour, l’alerte sonnait, mais à part les équipes de la défense passive, peu de monde bougeait. On entendait parfois passer des avions puis la fin d’alerte résonnait. Les nuits étaient cependant rarement calmes. Nous entendions et finissions par reconnaître à peu près les types d’avions qui nous survolaient : par exemple le grondement sourd des bombardiers à haute altitude (Lancaster) ou bien le vrombissement aigu des avions de reconnaissance ou des chasseurs que nous déclarions être des «  Mosquitos  », eux aussi très haut dans le ciel. Des avions allemands sillonnaient sans doute le ciel pendant la nuit, mais pour nous le bruit d’un avion était toujours celui d’un allié. Peut-être parfois étaient-ce des « Lysander » venus amener ou chercher des personnes, mais ces vols restèrent évidemment secrets et nous ne pouvions déterminer quels étaient ces autres moustiques .

Parfois lorsque j’entends, la nuit, vrombir un avion, ce qui est exceptionnel, les avions à hélice devenant rares, je suis saisi du même malaise étrange et angoissant que dans mon enfance.

La population pensait dans sa majorité que notre ville ne présentait pas une grande importance stratégique et que ces avions venus de si loin n’allaient pas s’intéresser à de si chétifs objectifs.
Une nuit cependant tout a changé (19 mars 44). L’alerte venait de sonner, ça n’était pas la première fois, on entendait approcher les avions. Mais soudain de grandes lueurs sont apparues dans les ténèbres, à cause du couvre-feu aucune autre lumière n’était visible : des fusées parachutes venaient d’être larguées. Dans la nuit, les voisins apeurés s’interpellaient et tentaient de se redonner du courage, de vieilles dames se lamentaient en demandant grâce au ciel. Cette fois nous savions que «  c’était pour nous  ».
Tout près, nous semblait-il, les avions descendaient en piqué. Bientôt de sourdes explosions ébranlèrent le sol et les maisons. Je tremblais de peur. La veille il avait fait froid et on m’avait donné une brique chaude pour me réchauffer. Je ne sais pourquoi je suis descendu de mon lit, ma brique à la main. Elle avait déjà fait un long usage et devait être fêlée car au moment d’une forte explosion elle se coupa en deux dans mes mains, ajoutant à ma terreur.
Mais les avions avaient repris de la hauteur, déjà l’escadrille s’éloignait, le calme revenait. La poudrerie venait d’être bombardée. J’étais sain et sauf, rassuré, je me croyais naïvement dorénavant à l’abri de tout danger.

Ce bombardement fit une seule victime : un employé imprudent revenu dans les locaux menacés pour y prendre ou y vérifier quelque chose.Ce genre de bombardement aura droit plus tard à la dénomination de « frappe chirurgicale » : Seul l’objectif stratégique avait été atteint, sans autres grands dommages. Les spectateurs se plurent à reconnaître en même temps que la beauté du spectacle, le savoir faire et la discrétion des aviateurs britanniques. Les Américains ne jouissaient pas du même prestige, il faut avouer objectivement que leurs interventions étaient le plus souvent catastrophiques pour la population civile !

Depuis cette nuit-là, chaque alerte qui sonnait précipitait les gens dans les illusoires abris souterrains des caves d’immeubles ou des tranchées à ciel ouvert. Les immeubles possédant un abri souterrain étaient recensés, aménagés et signalés par une plaque apposée sur la façade et indiquant leur capacité d’accueil. Plus prudemment, si on en avait le loisir, on courait se réfugier vers la campagne proche. Comme nous habitions à proximité d’une ligne de chemin de fer, point stratégique et objectif possible, nous partions nous mettre à l’abri dans les jardins ou les prés voisins.
La nuit, j’étais le premier dans la rue, ayant enfilé mon manteau, coiffé ma casquette et saisi mon petit sac à dos dans lequel, comme tous les réfugiés j’avais entassé quelques pauvres trésors. Aux voisins qui s’étonnaient de me voir déjà harnaché et prêt à partir, je disais paraît-il : «  Je tiens à ma peau !  »
Je suis même quelques fois parti enveloppé dans un édredon : j’avais contracté la coqueluche, et ma toux déchirante m’attirait la compassion de mes compagnons d’infortune.

Je n’ai jamais vu tant de monde fréquenter la rue Broquisse et le pont de la Loire. Dans la cohue, on remarquait des voitures d’enfants ou des poussettes, transportant des bébés certes mais aussi des valises, des paquets. Certains emportaient leurs richesses sur une brouette. Parmi les réfugiés quelques hommes portaient une pelle ou une pioche sur l’épaule, au cas où au retour il faudrait déblayer des décombres. Parfois, dans la foule on distinguait la coiffe et le tablier blanc d’une infirmière de la Croix Rouge ou bien des volontaires de la Défense Passive, reconnaissables à leur brassard, le masque à gaz en bandoulière, un casque noir accroché à la ceinture (ils étaient également munis d’une merveilleuse lampe électrique à lumière bleue ou rouge), tous prêts à intervenir en cas de désastre.
Lorsque les sirènes sonnaient la fin de l’alerte, tout le monde regagnait ses pénates, sauvés pour une fois !
Les sirènes furent d’ailleurs remplacées bientôt par les voitures de pompiers qui circulaient en actionnant leur «  deux tons  » .
J’avais pris l’habitude, au retour de ces expéditions nocturnes de «  casser la croûte  », le grand air et la marche dans la nuit me donnant faim. Je m’étais même fait acheter un petit poêlon en terre dans lequel on me mettait tous les soirs quelques restes du souper «  en cas d’alerte  ».

Le 15 juin 1944 nous n’avons pas eu le loisir d’aller bien loin : un essaim minuscule de forteresses volantes qui semblait immobile nous survolait à 20 000 pieds. Tout le monde a compris que c’était encore pour nous et que ça n’allait pas tarder. J’étais resté seul debout dans la rue à contempler les avions. On me criait de me coucher. Soudain, de l’avion de tête s’est échappé un long jet de fumée blanche. Puis un bruit énorme, comme celui d’un train passant sur un pont métallique, enfin les explosions qui m’ont jeté à terre. Tout cela en quelques terribles et inoubliables secondes pendant lesquelles cependant je n’ai pas eu peur.
Une partie de la ville, principalement le quartier de la gare, était détruite, en particulier les bâtiments de la gare de l’État. Il y eut au moins 75 morts, 96 blessés, 13 cheminots allemands périrent également( chiffres sous toutes réserves et certainement plus élevés), de plus on comptait environ 5 000 sinistrés, victimes dont les autorités allemandes et collaborationnistes tirèrent parti pour la propagande anti-alliés. En particulier, l’évêque d’Angoulême fustigea la « lâcheté des aviateurs qui semaient la mort sans prendre de risques »… C’est faire bon marché de la vie des nombreux équipages qui ne regagnèrent jamais leur aérodrome de départ, leur appareil étant victime d’une avarie, abattu par la chasse allemande ou la « Flak ». Quelques aviateurs, plus chanceux, ayant sauté en parachute furent parfois recueillis, soignés, cachés et évacués par la population civile qui n’a pas eu la même analyse de la situation. Les monuments élevés dans la campagne sur les lieux ou des appareils alliés s’écrasèrent et les cérémonies souvent émouvantes qui perpétuent le souvenir des aviateurs abattus et de leur sacrifice en témoignent encore.

Le 14 août 1944, un autre bombardement eut encore lieu. La ville fut entièrement recouverte par un énorme nuage de poussière et de fumée qui nous plongea dans l’obscurité. S’il y eu moins de victimes, car beaucoup d’habitants des zones exposées eurent le temps de fuir, les dégâts matériels furent tout aussi importants. L’imprécision des tirs était due à l’altitude très élevée à laquelle évoluaient les monstrueuses forteresses volantes américaines qui n’avaient pas la maniabilité des chasseurs-bombardiers britanniques et qui craignaient davantage la « Flak » et la chasse allemande.

Ces chasseurs bombardiers à empennage double (peut-être des De Havilland ou Ligthning ?), je les ai vus à l’œuvre quelque temps avant la Libération (probablement le 4 juillet 1944). Ils descendaient en piqué, disparaissaient derrière les collines et reparaissaient après avoir mitraillé des trains allemands en gare de La Couronne.

VI ) Le ravitaillement

Je n’ai pas le souvenir du moment où sont apparues les cartes de rationnement mais très vite la pénurie s’est installée.
J’ai entendu parler de personnes qui avaient entassé des provisions de denrées alimentaires : sucre, pâtes, huile, savon etc. Ces prévoyants furent cependant assez rapidement réduits à la même indigence que le reste de la population. J’ai été témoin du même phénomène au moment du débarquement franco-anglais à Suez, en 1956, on ne trouvait plus une bouteille d’huile ou un morceau de sucre dans certains magasins !

JPEG - 29.8 ko
Extrait d’une affiche du Secrétariat d’Etat à la Famille et à la santé
Archives municipales de St-Etienne (5 F 19).

Un des premiers hivers de l’occupation fut particulièrement rigoureux, je pense que c’était en 40. On n’avait pas encore trouvé le moyen de réagir ni de se débrouiller pour trouver des produits de substitution ou de profiter des réseaux de distribution parallèles (en particulier les combustibles). Ce fut très dur !

Le charbon, contingenté, était souvent livré, au lieu de boulets, sous forme de briquettes pour locomotive, au gré des livraisons. C’étaient des blocs d’environ 40 centimètres d’arête qu’il fallait casser à coup de marteau et il ne fallait laisser perdre le moindre morceau, ni la poussière qui se formait. Le bois, quand il y en avait, était livré en grosses bûches d’un mètre qu’il fallait scier et fendre avec des moyens de fortune. Je me suis fait très tôt des muscles à cet exercice aux résultats souvent dérisoires.

Non seulement la population était rationnée mais encore les produits auxquels elle avait droit étaient le plus souvent des «  ersatz  » des produits dont ils portaient le nom.

Le meilleur pain était pour le moins noir, fabriqué avec une farine de blé blutée avec un fort pourcentage de son, mais il pouvait également avoir été pétri avec de la farine de seigle, d’avoine, de fève, que sais-je. Il se présentait alors sous la forme d’une boule noirâtre et dont l’intérieur (on ne peut pas parler de mie) consistait en une pâte noire et compacte ressemblant à de la boue.
Quelques jours avant la libération, la nouvelle (vraie !) courut que l’on pouvait se procurer du pain blanc à la boulangerie de la Bussatte : des cheminots avaient détourné un train de farine blanche destiné à d’autres convives ! Quel bonheur, c’était meilleur que du gâteau, mais quelle queue devant le magasin ! Et de surcroît il fallait passer devant les patrouilles des fameux « hindous  » qui croisaient dans le pré de la Gâtine !
Après la libération le pain fabriqué avec du maïs concassé provenant des Etats-Unis (Plan Marshall) fut une rude épreuve pour les mâchoires et les estomacs…

Les tickets donnaient droit à des produits variés et variables en qualité et quantité selon l’âge, le sexe et ou les activités des bénéficiaires : je fus J1 puis J2, ce qui me donnait droit à une ration de chocolat. En réalité la substance ainsi baptisée se composait de barres de caséine vaguement sucrée et enrobée d’une couche d’environ 1 millimètre de «  vrai  » chocolat. Selon les circonstances et les hasards des approvisionnements, ma catégorie d’âge se voyait parfois généreusement attribuer une ration de bonbons qui se présentaient sous la forme de boulettes multicolores, légèrement sucrées et acidulées. Au bout de quelques jours, cette friandise absorbait l’humidité et se transformait alors en une masse gluante et compacte, particulièrement appétissante.

Les paquets de la denrée appelée «  café  », à laquelle avaient droit les adultes renfermaient seulement quelques grains aux deux extrémités de la poche, le reste du paquet étant rempli d’une quelconque céréale grillée. Orge, avoine ? On conservait précieusement les grains de café mis de côté pour les grandes occasions, mais bientôt il n’y eu plus dans les emballages que cette espèce de malt, pompeusement baptisé par les autorités : « café français ». Ma grand-mère surnommait «  bistouille  » le redoutable breuvage que l’on obtenait en accommodant cette substance.

Le savon «  contingenté  » avait bien la forme d’un savon, c’était le seul point commun avec du vrai savon. C’était en fait une sorte de pâte composée essentiellement de blanc d’Espagne. Il ne fournissait aucune mousse et si l’on voulait laver du linge avec, il fallait pas mal d’huile de coude et une grande force de persuasion pour constater son efficacité.

L’État Français ne nous abandonnait pas non plus : parfois à l’école avait lieu la distribution des «  biscuits vitaminés  ». On nous racontait que nous devions cet appréciable supplément de nourriture (qui avait la consistance et la saveur de la sciure de bois) à la grande générosité du Maréchal, soucieux de la santé des petits français, qui voyait en nous l’espoir et l’avenir de la France etc. etc. Battez tambours ! Sonnez trompettes ! Trompez sornettes ! En fait, ces biscuits étaient fournis par une institution maréchaliste « le Secours Français », dont le responsable pour le département était le commandant Franal de Coatparquet qui résidait rue de la Loire, dans l’immeuble qui servit ensuite d’annexe à la Maison de l’Enfance, dirigée par la DDASS de la Seine. Ce personnage devint étonnamment discret après la libération.

Heureusement, habitant non loin de la campagne nous pouvions, moyennant divers trocs et échanges de main-d’œuvre nous procurer quelques légumes.
Les célèbres topinambours et rutabagas, symboles de disette, sont en réalité des légumes acceptables lorsqu’ils sont convenablement assaisonnés. Ils ont sans doute acquis cette fâcheuse réputation du fait qu’étant de culture assez facile, et à l’origine aliment pour le bétail, donc produits en grande quantité, ils étaient les deux produits les plus accessibles aux affamés. En réalité ils ne sont pas pires que des céleris ou des poireaux assaisonnés de leur seule eau de cuisson. L’exécrable était atteint avec les haricots secs, surtout lorsqu’ils abritaient d’indésirables charançons (ou cussons, ou cussous en limousin) que l’on n’avait pu éliminer au triage. Comme on ne perd jamais une occasion de rire, serait-ce de ses propres malheurs, un voisin déclarait : « Vous plaignez pas, vous avez même la viande avec ! »
Ce fut également l’occasion de découvrir des substances alimentaires inconnues jusqu’alors et dont les qualités nutritives ont été reconnues. Elles sont maintenant devenues d’usage courant. Un jour une personne nous annonça triomphalement qu’elle avait pu se procurer une bouteille d’huile de parasol ! Les seuls oléagineux utilisés jusqu’alors étaient l’arachide et l’olive.
On y découvrit ainsi l’huile d’œillette (variété de pavot ), de colza et même de pépins de raisins.

Dans les maisons, les cuisinières à bois et charbon (quand il y avait du combustible !) servaient autant au chauffage d’une unique pièce, qu’à la cuisine. Ainsi on pouvait faire mijoter plus longuement et à moindre frais des aliments coriaces (tels le pis de vache). On récupérait les racines des endives produites dans les jardins : coupées en petits cubes et torréfiées au four, elles permettaient d’améliorer un peu les succédanés du café. Les épluchures de pommes de terre et de divers légumes, les haricots «  cussonés  »cuits longuement apportaient un complément à la basse-cour.

En été, les foyers qui n’étaient pas équipés de gaz de ville recevaient parfois une allocation de charbon de bois, souvent les résidus des fours de boulanger que l’on appelait du «  frasil  ». Les réchauds à alcool étaient également utilisés et se transformaient parfois en bombes domestiques risquant de mettre le feu dans les maisons.
Après la libération on parvint à récupérer dans les stocks abandonnés par les occupants en fuite des réchauds à alcool solidifié et des stocks de ce combustible, dont étaient pourvus les soldats allemands en campagne.

JPEG - 43.3 ko
Réchaud à alcool solidifié
En faisant varier l’ouverture de l’appareil, on pouvait utiliser un récipient plus ou moins grand.

Le sucre bien sûr faisait également défaut et était remplacé par la saccharine qui, si elle a un peu la saveur du sucre n’en a pas les qualités énergétiques.
Il n’y avait pas d’obèses à l’époque, sauf chez les riches adeptes du vrai marché noir, et bien des personnes principalement dans les villes se trouvaient au seuil de la dénutrition. Ces restrictions furent propices la propagation d’épidémies meurtrières difficiles à combattre, les médicaments faisant également défaut . La fièvre typhoïde fit ainsi des ravages dans le quartier, emportant des jeunes gens et des mères de famille.

Tous ces petits trocs, achats clandestins effectués dans un réseau de voisins et de relations amicales donnaient mauvaise conscience, à tort, car il ne s’agissait pas de marché noir à proprement parler, c’était le plus souvent une nécessité pour survivre à la pénurie (on a parlé il me semble de « marché gris », dans le sens de marché parallèle et non officiel). Cela n’avait rien à voir avec le véritable marché noir qu’ont pratiqué, en particulier avec l’occupant, des affairistes sans scrupule qui ont ainsi bâti des fortunes. _ Certains y ont laissé leur peau, la plupart, bien qu’ayant perdu leur honneur ont gardé les sous dont leurs descendants profitent encore. «  Bien mal acquis ne profite jamais » dit le proverbe. Cela n’a pas été vrai pour tout le monde.
Parmi les trafics florissants figurait bien sur celui de l’alimentation, on désignait par les lettres B O F (beurre, œufs, fromage) les personnages qui excellaient dans cette coupable industrie. L’écrivain Jean Dutourd a ainsi illustré la peu honorable saga d’une famille de crémiers dans son livre « Au bon beurre »).

Un autre produit qui avait non seulement l’apparence mais malheureusement également la consistance du blanc d’Espagne,(et peut-être aussi le goût, car je n’ai jamais mangé de blanc d’Espagne !) c’était le fromage blanc « le Petit Réparsacais  », de la laiterie de Cigogne. Il fallait le consommer avant qu’il ne se dessèche sinon il acquérait rapidement la consistance du plâtre. Il fallait évidemment fournir des tickets pour en faire l’acquisition.

Les adultes (y compris les femmes pour lesquelles cela représentait généralement une formidable monnaie d’échange) avaient également droit à leur «  décade  » de tabac. Mais la faiblesse des rations amenait les fumeurs à utiliser des substances horribles telles que queues d’ail, barbe de maïs, cosses de haricots séchées, feuilles de noyer, moelle de sureau, qui jusqu’alors avaient seulement servi à l’initiation clandestine des apprentis fumeurs.

Même le sel était devenu un produit rare, du fait sans doute de son importance dans l’industrie chimique, mais aussi probablement parce que l’accès au littoral était très restreint à cause de sa situation stratégique. À une époque, seul le sel gemme était disponible, il se présentait sous forme de très gros cristaux ressemblant à des morceaux de verre brisé et coloré en rouge pâle. On confectionne maintenant des lampes taillées dans ce matériau, lesquelles auraient paraît-il des propriétés thérapeutiques et favoriseraient la méditation…
Dans ma naïveté enfantine, ayant appris à la radio que la ville de Düsseldorf venait d’être bombardée, je m’étais écrié : «  On va même plus avoir de sel !  »

Parfois nous allions passer quelques jours à la campagne, invités chez des amis. Mais quelle expédition ! Il fallait prendre un des rares autobus à gazogène, il restait ensuite une dizaine de kilomètres à parcourir à pied, et c’était long pour mes petites jambes.
Mais enfin c’était la promesse de quelques bons repas, que dis-je, de festins ! Souvenir ému des œufs au lait cuits dans la cheminée ! Notre hôtesse, fine cuisinière recouvrait le plat d’une tôle sur laquelle elle entassait des braises. Puis elle faisait rougir les pincettes avec lesquelles elle saisissait un morceau de sucre et arrosait la préparation de gouttes du caramel ainsi obtenu.
Au retour nous rapportions quelquefois un peu de nourriture qu’il fallait transporter en la dissimulant aux yeux indiscrets des gendarmes (qui la plupart du temps se montraient peu curieux) mais surtout des Feld Gendarmes «  verts de gris  », reconnaissables à leur plaque pectorale élégamment surnommée «  collier de vache  », qui pouvaient toujours organiser un contrôle inopiné (voir le film tiré d’une nouvelle de Marcel Aymé « La traversée de Paris », mais dans ce cas précis, il s’agit du « vrai » marché noir).

Comme je l’ai déjà dit, notre situation de semi-ruraux nous permettait quelques activités génératrices de nourriture : on élevait quelques poules ou lapins avec les misérables restes de nourriture comme les épluchures de légumes. De temps en temps entre voisins, on organisait des sorties dans la campagne proche pour récolter de l’herbe pour les lapins sur les friches et les chaumes. Les jardiniers ramassaient les vers de terre qu’ils trouvaient dans le sol en le retournant. A la saison, on me confiait le soin de récolter les doryphores pour en débarrasser les pommes de terre (quand l’heureux propriétaire du champ n’avait pas pu se procurer, pour trucider ces parasites un insecticide hautement écologique : l’arséniate de plomb ! ). On procédait de même au ramassage des hannetons, courtilières et autres insectes qui permettaient d’apporter un complément de protides à la ration des poules.
Également, la proximité de la campagne nous permit de ne jamais pratiquement manquer de lait : tous les jours, une paysanne venait le livrer au porte à porte avec sa charrette et son âne (sauf pendant les combats de la Libération).

Un voisin (il s’appelait Jean Aymar, et les amis facétieux n’omettaient jamais la liaison en prononçant son nom) avait trouvé un filon pour se procurer du vin : un automne, ça devait être en 42, nous sommes partis avec quelques habitants du quartier faire les vendanges dans un petit village près de Châteauneuf.
Du voyage je n’ai aucun souvenir. Nous étions logés sur place, bien sûr, mais surtout, grand avantage, nourris sans restrictions pendant au moins une semaine ! Je me souviens encore de la magnifique soupe faite avec des légumes passés à la râpe et qui avait certainement été enrichie de quelque morceau de porc ou de volaille.
En effet, les paysans, bien que contrôlés et assujettis à la fourniture de nourriture par le ministère du ravitaillement, les prélèvements de l’occupant et plus tard parfois par les maquisards obligés de se nourrir sur le pays, souffrirent relativement peu des restrictions alimentaires. Quand il m’arrive d’évoquer cette période avec mes contemporains d’origine campagnarde, ils ne se plaignent jamais d’avoir manqué de nourriture.
Il ne faut pas croire cependant que leur situation ait toujours été idéale. Si certains se sont enrichis de manière éhontée (cf. les mythiques lessiveuses remplies de billets de banque), d’autres n’ont vu que la couleur des marks surévalués de l’occupant ou des faux billets du maquis, les provisions fournies n’étant parfois rétribuées que par la présentation d’un canon de Mauser ou de Sten, ce qui était encore « la moins pire » des solutions !

Ces vendanges sont un de mes meilleurs souvenirs d’enfance.
Le premier jour de travail, j’avais voulu faire comme tout le monde. Armé d’un panier et d’un petit sécateur, j’avais coupé un peu de raisin, mais je ne m’étais pas montré très efficace et les vendangeurs ajoutaient de temps en temps une grappe dans mon panier en disant pour plaisanter : «  Si le patron voit que tu ne travailles pas assez vite, il va se fâcher, tu ne seras pas payé !  ».
Les jours suivants nos employeurs me prirent en charge : j’allais avec les grandes filles ramasser les «  rabanaux  »(sorte de moutarde cultivée) pour nourrir les cochons. Le grand père m’emmena avec lui chercher des champignons dans un bois de pins proche de la ferme. Un autre jour je partis avec le patron qui allait labourer. Il me fit même tenir sur quelques mètres les mancherons du brabant qui était plus haut que moi ! Et j’ai encore le souvenir des pommes qu’il était allé cueillir au bout du champ et que nous avions mangées avec un morceau de pain à l’heure du casse-croûte !
Il y a quelque temps je suis passé en pèlerinage près de cette ferme qui m’a paru bien plus petite qu’elle ne demeure dans mes souvenirs.
C’est en écrivant ces mots que je prends conscience de la bienveillance et de la patience de ces personnes qui n’étaient ni des parents ni des amis de longue date et qui avaient pris la peine de s’occuper de moi avec gentillesse.
Nous n’avons jamais bu le vin qui était le prix du travail car il servit de monnaie d’échange pour se procurer de la nourriture, du combustible (bûches, fagots, alcool à brûler) et d’autres produits de première nécessité.

Pour faire face à la pénurie, il fallut faire preuve d’imagination et aussi de solidarité. On se passait entre voisins et amis des « trucs ». Le « système D » a pris une grande ampleur. Dans les journaux, on trouvait également des recettes permettant de pallier les carences de l’approvisionnement, avec en prime un petit commentaire moral dicté par la propagande pétainiste, la révolution nationale et l’expiation des années de débauche et de coupable insouciance (traduire : Front populaire, semaine de Quarante Heures, Congés payés et autres infamies…).

Ainsi se transmettait une recette pour fabriquer du vrai savon. Il fallait d’abord réunir les ingrédients nécessaires avant de passer à l’action.
Un grand récipient était nécessaire, une lessiveuse, généralement. On y faisait fondre du suif ou tout autre corps gras dans de l’eau mise à chauffer, puis on ajoutait de la résine en pain que l’on avait concassée, enfin avec beaucoup de précautions, de la soude caustique. Puis le tout était porté à ébullition. Cette activité n’était pas sans danger et je me souviens du jour où l’écume est passée par-dessus bord, arrosant la cuisinière et le sol de petits cubes de soude caustique qui firent, avant que ma tante ait le temps de les balayer et de les récupérer, des marques indélébiles sur le linoléum.
Personne ne fut blessé, mais nous avions frôlé la catastrophe, la soude caustique et les autres matières en fusion n’étant pas des produits anodins.
Quand la mixture était suffisamment cuite, (Je ne me souviens ni des proportions ni des temps de cuisson) il fallait alors la verser avec précaution dans des moules, généralement de vieilles boîtes de biscuits. Au bout de quelques jours, la pâte étant bien raffermie, on passait à son démoulage qui n’était pas chose aisée. La préparation, découpée en gros cubes était encore mise à sécher et durcir avant de pouvoir être employée. Ce savon était d’une vilaine couleur marron tirant sur le noir, avec des strates plus ou moins claires, un peu comme de l’agate. Mais il produisait une mousse abondante et nettoyait fort bien le linge et la peau. Parfois un peu trop fort d’ailleurs, quand la soude caustique n’était pas convenablement dosée…

Il nous est arrivé quelque fois, au hasard des trocs, d’« hériter  » d’une quantité importante de noix. Il était évidemment hors de question de consommer le stock tel quel. Mais qu’en faire ? De l’huile, bien sûr !
C’était encore un sacré chantier. D’abord casser et trier les noix, travail fastidieux mais banal. Ce qui l’était moins, c’est la suite : les cerneaux étaient passés au moulin à légumes pour les réduire en poudre, puis chauffés à la poêle et enfin pressés dans une petite presse à viande, qu’un voisin nous avait prêtée. Le tourteau était ensuite émietté, chauffé à nouveau et pressé encore pour tenter d’en extraire quelques misérables gouttes. De nouveau le tourteau était émietté, il servait alors, avec d’autres précieux ingrédients, à la fabrication d’un gâteau qui avait l’aspect et la densité du plomb mais se révélait particulièrement nourrissant et savoureux.

Se vêtir et se chausser n’était pas non plus chose aisée ! Tout ce qui avait trait aux vêtements était accessible seulement avec les tickets «  textiles  », selon un barème compliqué. Nous avions comme voisine une ancienne culottière, spécialité artisanale disparue ! Elle me confectionnait, souvent à partir de vieux vêtements, des culottes courtes ou des pantalons dits de golf, selon la saison. Ces pantalons, très à la mode à cette époque étaient un véritable cauchemar : il fallait les porter serrés sous le genou, la chaussette moulant élégamment le mollet. Malheureusement les chaussettes ne tardaient pas à se mettre en tire-bouchon, mais bientôt tout s’arrangeait car les bas de pantalons se desserrant subissaient également l’effet de l’attraction terrestre et tout se retrouvait sur les chaussures.
Ma grand–mère, habile couturière me confectionnait des blousons moins gourmands en étoffe qu’une veste.
Après la libération j’eus le plaisir et la fierté de porter des chemises en soie de parachute. Avant la libération il aurait été risqué d’arborer ce genre de textile sous le nez des doryphores !
Les femmes portaient des chaussures à hauts talons, en bois ou en liège. Les bas étant pratiquement introuvables, elles utilisaient une sorte de lotion colorée pour se badigeonner les jambes. Mais ça ne tenait pas très chaud ! Elles devaient avoir recours à une tierce personne pour tracer, avec un liquide plus foncé, un trait délié et élégant derrière la jambe pour figurer la couture.
La pénurie d’étoffe influença bien sûr la mode qui par économie raccourcit considérablement les jupes et robes. Pour compenser le bas, les femmes se coiffaient avec des choucroutes très élevées. L’ensemble était complété par un grand sac à bandoulière fait souvent de carton recouvert d’une étoffe. Il renfermait les objets anodins que contient généralement un sac à main. Parfois le contenu était moins innocent et pouvait receler en plus de documents compromettants, un pistolet, voir une grenade en guise de passeport. Tout cela contribuait à composer la silhouette féminine tout à fait caractéristique de l’époque.
Les tenues masculines étaient plus discrètes, les seuls à se faire remarquer étant les «  zazous  », privilégiés assez rares, frondeurs et contestataires, amateurs de «  jazz hot  » interdit par l’occupant (pour mettre au programme de leurs concerts le fameux standard « Lady be good », ils avaient transformé le titre en : » Les bigoudis).
Précurseurs des «  rockeurs  », ils se paraient de longs vestons avec des cols pelle à tarte, en étoffe parfois à carreaux et souvent de couleur voyante. Le pantalon à revers devait être étroit et court, découvrant le dessus de la chaussure à l’épaisse semelle compensée, baptisée élégamment « écrase-merde  » par les envieux. Parfois un feutre mou complétait l’ensemble.

Je ne me souviens plus quelles chaussures avaient les hommes ; dans le voisinage, les jardiniers portaient des sabots.
La chaussure enfantine par excellence était la galoche : un dessus en cuir, le plus souvent d’une qualité très médiocre, était cloué sur une semelle en bois. On protégeait celle-ci, en y fixant soit des bandes de caoutchouc, solution élégante, soit des fers qui rendaient la chaussure glissante, encore plus bruyante et qui lui faisaient parfois cracher des étincelles.
Bien sûr il y avait des petits vernis qui étaient équipés de brodequins tout en cuir (dessous et semelle) infiniment plus confortables et souples, leur permettant, en serrant les lacets de cacher la languette, ce qui était absolument impossible avec les galoches. C’était bien sûr le comble du chic et de l’élégance, signe extérieur de richesse qui faisait beaucoup d’envieux.
En été je devais chausser mes «  kneipp  » (du nom de son inventeur, un docteur hygiéniste allemand, promoteur d’une théorie de médecine naturelle qui consistait à se promener le matin pieds nus dans la rosée ! Il est également l’inventeur d’une boisson « hygiénique », le malt Kneipp dont on rencontre encore parfois de vieilles publicités ). C’étaient des sortes de sandales rappelant un peu les chaussures des soldats romains, confectionnées avec des lanières de cuir ; le pied y respirait à l’aise.

VII ) La résistance passive, les informations et les propagandes

Je n’ai pas connu personnellement à cette époque, de combattant de la résistance (par la suite j’en ai fréquenté quelques-uns qui alors ne le criaient pas sur les toits), non plus que de collaborateurs notoires d’ailleurs. Pétain avait ses adeptes, il n’y a qu’à voir les images d’archives des premiers mois de 1944. Mais je n’en ai point côtoyé de virulents ou de franchement déclarés. Il y a ceux que j’ai soupçonnés ensuite d’avoir retourné à temps leur veste pour hurler avec les loups, mais peut-être me suis-je fait des idées, (à la façon dont ils affichaient leurs convictions religieuses et bourgeoises, on pouvait aisément penser qu’ils étaient partisans de la Révolution Nationale et du pouvoir en place).
Le milieu dans lequel je vivais était discret, toutes les personnes à qui l’on parlait attendaient avec impatience le retour de la liberté, exprimant avec prudence et à mi-voix leurs opinions. Mais les nouvelles circulaient. Beaucoup alentour écoutaient Radio Londres : « Les Français parlent aux Français » le soir sur les ondes courtes ou les «  grandes ondes  » et l’échange de nouvelles créait une complicité.
Les émissions commençaient par le « V » en morse : …rappelant le début de la cinquième symphonie de Beethoven. J’aimais beaucoup les «  messages personnels  » qui me semblaient une poésie que je peux maintenant qualifier de «  surréaliste » : «  les carottes sont cuites », «  ma sœur n’aime pas le boudin deux fois », «  le silence avance toujours à reculons  ».
Non, je n’ai entendu ni l’appel du 18 juin, (de toute façon, j’aurais été trop jeune pour comprendre quoi que ce soit) ni «  les sanglots longs des violons  », ou si par hasard ce soir-là je l’ai entendu je ne pouvais en comprendre le sens !

J’écoutais également avec intérêt les émissions de Pierre Dac qui remontait le moral des troupes avec ses chansons «  Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand  », sur l’air de la« La Cucaracha  » ou bien «  La défense élastique  », qui brocardait sur l’air de «  La plus bath des javas  » les déboires des troupes allemandes devant l’héroïque défense de Stalingrad.

Ah, ah, ah, ah !
C’est la défense élastique !
Ah, ah, ah, ah !
Qu’est-c’que c’est chouet’ ce truc-là !
Le soir, après la nuit tombée, les ondes portent mieux et l’on écoutait également Radio Lausanne (dont je suis resté un fidèle auditeur jusqu’à l’arrivée de la modulation de fréquence) ainsi que des postes d’Europe Centrale et même Radio Moscou qui diffusait des émissions en français : «  I Moscow, dobre vecher tovaritch ! ». Suivait l’indicatif : la chanson «  Katioucka  » interprétée par des voies mâles. Ce terme désignait aussi les lance-fusées multitubes, appelés également «  Orgues de Staline  ».

L’esprit de résistance pouvait se manifester de façon insidieuse à la barbe de l’ennemi :
Chez des amis, on pouvait admirer dans l’entrée une gravure représentant un ecclésiastique en soutane et bonnet carré, penché en avant devant un micro. Cette gravure était innocemment sous-titrée : «  Ici on écoute l’abbé baissé  ». Rares sans doute étaient les occupants, dont une visite inopinée était toujours à craindre, assez férus des subtilités de la langue française, pour comprendre que le soir on écoutait Radio Londres dans cette maison. Restaient les collabos ou la milice, un risque à prendre…

Si les Nazis avaient leur propagande, les alliés et les patriotes français également. Sous le manteau couraient des histoires ridiculisant l’occupant, des chansons enfantines :
«  On n’a jamais vu ça, Hitler en pyjama, et Mussolini, et Mussolini en chemise de nuit.  », sur l’air de «  On s’est bien amusés, on a bien rigolé, avec les pompons avec les pompons, avec les pompiers  ». Ou encore cette version recueillie auprès de mes cousins qui la chantaient en Bretagne : «  As-tu vis Hitler, sur le pont de St-Goustan (près de Nantes), Qui fumait sa pipe, assis sur un canon. Le canon qui pète, Hitler est foutu. Il reçoit six balles dans le trou du cul.  »

Je pense d’ailleurs que cette chanson était bien antérieure à ce conflit, Hitler ayant sans doute remplacé le Bismarck ou le Guillaume de la version originale.

Une feuille de papier pelure transparent circulait, où figuraient 4 cochons en symétrie, les queues tournées vers le centre. Lorsque l’on repliait la feuille en quatre, on obtenait le profil d’Hitler avec son horrible moustache.

Il se récitait également cette espèce de comptine qui disait :

» Cette année on ne fêtera pas Noël :
St Joseph est dans un Stalag ( dans la réalité, le pauvre, vu ses origines et sachant ce _ que l’on apprit par la suite, aurait séjourné dans un lieu bien pire ! ),
Marie tricote des couvertures pour les prisonniers,
les Anges sont dans la RAF,
le Petit Jésus est à Londres,
le bœuf est à Rome et l’âne à Berlin. «
Après la bataille de Stalingrad, la Chanson «  Lili Marlène » avait également été «  recyclée  » (par Maurice Van Opes et Jean Oberlé et diffusée à Radio Londres «  Les Français parlent aux Français », rapporté par Jacques Pessis).

Devant sa caserne, un soldat allemand
Montait la sentinelle en se dandinant.
Je lui demande : Pourquoi pleures-tu ?
Il me répond, on est foutus,
On a les Russes au cul,
On a les Russes au cul…
Toutes sortes de termes étaient utilisées pour désigner les occupants. Si les radios officielles dans les zones occupées parlaient des «  glorieuses troupes du Reich  » et dans les zones libres de «  troupes d’occupation  » ou de «  l’occupant ennemi  », la population employait peu l’expression «  soldats allemands  ». Le terme le plus fréquent était boche, datant au moins de la guerre de 14, des anciens parlaient encore des Prussiens, souvenirs de la guerre de 1870. On utilisait également le terme schleus pendant la guerrre de 1914 – 1918. Une tribu, les Chleus, s’était révoltée contre la présence française au Maroc à l’instigation d’agent secrets allemands. D’autres noms, tous à connotation péjorative, fleurissaient : Teutons, Fritz, prénom fréquent en Allemagne (les Anglo-Saxons employaient le terme de Jerry, qui a donné son nom au jerrycan, invention allemande, dont l’étymologie est peu connue) qui se déclinait en frisés, frisous et fridolins, ou encore haricots verts, en référence à la couleur de leur uniforme (après la bataille de Stalingrad, Pierre Dac chantait «  la fin des Haricots verts  »), ainsi que verts de gris, (qui est peut-être une déformation de feld grau, désignant la couleur de l’uniforme des troupes en campagne). Mais le terme vraiment innovant est sans doute celui de doryphore donné par analogie entre l’insecte prédateur particulièrement dévastateur de la pomme de terre, et le véritable pillage qui était pratiqué par l’occupant, sa voracité et sa brutalité.

VII ) Le débarquement

Le 6 juin au matin, lorsque ma mère est venue me réveiller (je n’allais plus en classe à cause des alertes incessantes, je savais lire et l’année pouvait se terminer sans trop de mal) et qu’elle m’a simplement dit «  ça y est !  », je n’ai pas eu besoin d’autre explication, je me suis précipité ouvrir les contrevents. Un soleil splendide resplendissait, contrairement au temps qu’il faisait paraît-il ce jour-là en Normandie.
Je fus pourtant déçu un court instant : dans ma naïveté enfantine, je croyais que j’allais entendre les bruits de la bataille, voire des soldats anglais ou américains, des camions des chars, comme j’avais vu arriver les Allemands. J’ai cependant très vite compris, après avoir vu la carte affichée dans la cuisine que çà n’était pas tout près de finir !

VIII ) Le village martyr

JPEG - 21.5 ko
© Collection particulière

Vers le douze ou treize juin 1944, une amie vint nous voir. Elle revenait du Limousin où elle pouvait se rendre de temps en temps, ayant ses propriétés à gérer dans la région de St Junien. Elle nous raconta une horrible histoire : les Allemands étaient venus dans un petit village proche de St Junien et avaient massacré toute la population puis incendié et réduit en cendre l’agglomération. Seul, un jeune garçon s’était échappé en se cachant dans une fosse d’aisance. Malgré la confiance que nous avions dans cette personne, nous avons eu de la peine à ajouter foi à ce récit. Hélas, il était authentique, c’est ainsi que nous avons appris les premiers détails sur le sort tragique du village d’Oradour sur Glane, dont nous n’avions jusqu’alors jamais entendu parler.
Quelques années plus tard, cette même amie m’a proposé d’aller visiter le village martyr. C’étaient des parents de son locataire américain (du camp américain de La Braconne) qui avait proposé de nous emmener. Mais ce locataire était marié avec une allemande. J’ai refusé tout net d’aller faire ce pèlerinage avec des Allemands. Le ressentiment envers nos anciens occupants était encore vif à cette époque. J’avoue que je n’avais pas la grandeur d’âme de Manouchian, chef des FTP M.O.I., fusillé le 21 février 1944 qui écrivait dans sa lettre d’adieu : « je meurs sans haine pour le peuple allemand ». Plus tard, un ami de St-Junien m’a guidé dans cette visite. J’avoue que je n’ai pas beaucoup parlé tout le temps que nous avons traversé les ruines, j’avais la gorge trop serrée.
Malheureusement, ce sinistre événement, hormis le souvenir que l’on continuait à entretenir avec respect n’allait pas tarder à revenir bruyamment dans l’actualité.
En janvier 1953 s’est ouvert à Bordeaux ( bien trop tard diront certains, beaucoup trop tôt affirmeront d’autres), le procès des responsables de cet ignoble forfait, tout au moins celui des rescapés de « Das Reich » que l’on avait pu retrouver. On crut l’émotion à son comble lorsque l’on apprit que parmi les 21 accusés se trouvaient 14 Alsaciens, redevenus français depuis 1945. Parmi ces 14 hommes, un seul était engagé volontaire dans la SS , les autres, la plupart âgés de moins de dix-huit ans au moment des faits étaient des « Malgré Nous », germanisés et enrôlés de force dans la Wermacht puis affectés dans la SS . On connaissait mal à cette époque dans le reste de la France, le monstrueux calvaire qu’avait subi l’Alsace occupée et germanisée de force.
Le rôle du tribunal fut rude car il était difficile aux jurés de condamner ces hommes ( je parle des « Malgré Nous ») qui étaient pratiquement des innocents, payant pour les vrais coupables, morts ou en fuite. Il était aussi difficile de les relaxer face à un public traumatisé et qui criait vengeance. Seul l’engagé volontaire fut condamné à mort et les autres à des peines de principe. Ce verdict déjà fut fort contesté.
Lorsque l’on apprit que le parlement avait voté le vingt février 1953 une loi d’amnistie pour les condamnés, cette fois dans la région l’émotion fut à son comble. Mais que pouvait-on faire d’autre ?
Cette malheureuse affaire créa une discorde compréhensible, aujourd’hui effacée, entre l’Alsace et le Limousin. Chacun aveuglé par sa propre souffrance ne pouvait pas admettre les arguments des protagonistes.

À l’époque nous avions discuté en classe avec notre professeur principal de cette affaire. Nous, voisins et presque témoins du drame , nous nous révoltions contre cette clémence.
Notre professeur avait été requis par la « Luftwaffe » pendant l’occupation pour aller creuser des abris dans le roc pour l’aérodrome de Châteaubernard. Il nous expliqua : «  Lorsque vous savez que celui qui vous donne un ordre braque un pistolet dans votre dos, vous êtes peu porté à la désobéissance.  »
Si ces malheureux alsaciens avaient tenté de désobéir, ils auraient été irrémédiablement et inutilement abattus, ils n’auraient rien empêché. Leur seule faute était de s’être trouvés là, «  malgré eux  ».
Heureusement les dissensions se sont peu à peu effacées et les bons souvenirs ont fait oublier les mauvais. Visitant un jour Strasbourg, mon guide eut à cœur de montrer les rues qui portent des noms de localités de notre région, en remerciement de l’hospitalité dont les réfugiés de 1940 bénéficièrent en arrivant chez nous. Il m’est arrivé également de résider quelques jours dans la banlieue de Strasbourg. Lorsque mes voisins m’ayant questionné ont connu ma « provenance », ils se sont livrés à des démonstrations d’amitié et m’ont offert des fruits et des légumes de leur jardin, évoquant leur malheureux voyage et le réconfort qu’ils avaient trouvé.

IX) La Libération

Durant l’été 1944, pour les occupants, les nouvelles n’étaient pas bonnes. En Normandie, les alliés débarqués depuis le 6 juin avaient réussi, avec beaucoup de difficultés, de dégâts et de victimes, tant civiles que militaires à percer les défenses allemandes. Celles-ci, grâce aux actions de l’aviation (bombardements et mitraillages, parfois meurtriers pour les civils), et des résistants (combats d’embuscades et sabotage des voies de communication, qui n’étaient pas sans conséquences non plus sur les civils, souvent pris en otages et exécutés par des troupes à la cruauté exacerbée par la peur) avaient de plus en plus de peine à rejoindre les zones de combat.

L’insurrection parisienne et l’arrivée de la Division Leclerc libérant la capitale, provoquèrent un sursaut d’espoir. On pensait apercevoir le bout du tunnel. Les occupants montraient des signes d’épuisement, les uniformes et la tenue des hommes laissaient à désirer, l’attitude fière, conquérante et condescendante des envahisseurs de 40 n’était plus de mise. Ces troupes n’en restaient pas moins menaçantes, au contraire, et, en même temps que l’espoir, la peur s’installait.

JPEG - 88.1 ko
Témoignage de la libération
© Collection particulière

Des unités traversaient la ville, se dirigeant vers le nord. Vers le 30 août, une interminable colonne encombrait la route de Montmoreau, remontant vers Poitiers, en sens inverse de son arrivée en 1940. Cette fois-ci, je ne m’avisais pas de faire « Pan ! pan » à son passage ! Les véhicules, grossièrement camouflés par des branchages (piètre cachette contre d’éventuelles attaques aériennes !) étaient occupés par des hommes mal rasés, souvent mal habillés, mais à l’air farouche, leurs armes braquées vers les passants. C’était probablement la fin de la colonne Elster qui au passage avait récupéré la légion Hindoue et tentait de remonter vers l’Allemagne. Elle fit de nombreuses, et la plupart du temps, innocentes victimes sur son parcours, en dépit des déclarations « humanitaires » du général Elster. Finalement, la colonne, encadrée et accompagnée par les unités combattantes de résistants fit sa reddition à Arçay, dans le Cher, le 11 septembre 1944.

Un ami m’a raconté le passage de cette colonne à La Chapelle, vers Marcillac Lanville. Les maquisards avaient fait sauter le pont qui permet de traverser la Charente. Lorsque les troupes hindoues qui tentaient de remonter vers Poitiers se crurent prises au piège, redoutant des attaques du maquis, elles devinrent menaçantes. Le maire dut, pour calmer les fuyards, leur tracer un itinéraire de dégagement. Pendant ce temps, à l’autre bout du village, de grands « drôlards » qui avaient trouvé des munitions abandonnées par les soldats s’étaient employés à fabriquer des fusées et s’amusaient à tirer un feu d’artifice ! Épouvantée par les réactions que ces détonations et ces tirs pouvaient provoquer de la part des hindous, une commerçante du village, arriva à faire cesser ces dangereuses distractions en savonnant d’importance les joyeux et inconscients fêtards. Les conséquences de cette plaisanterie auraient pu en effet être tragiques.

JPEG - 78.3 ko
Témoignage de la libération
© Collection particulière

Mais le général Elster attendit l’arrivée d’émissaires américains, qui de même que les Allemands, ignorèrent les combattants français. Tout ce beau monde craignant en effet que les résistants, considérés à tort comme des terroristes assoiffés de sang et indisciplinés, ne veuillent se venger des exactions commises au passage, et qui ne laissaient pas la conscience tranquille à leurs auteurs.

À la même époque, on commençait également à entendre parler des mouvements de différents maquis de la région qui entreprenaient disait-on l’encerclement d’Angoulême. _ L’ambiance devenait de plus en plus tendue, on s’attendait à une action imminente, mais rien ne se passait.
L’inquiétude était d’autant plus grande que s’ils en avaient pris la décision, les allemands auraient pu défendre la ville et sa prise n’aurait pas été une mince affaire. Je ne pense pas d’ailleurs que les unités du maquis s’y seraient risquées seules.
Des fortifications importantes avaient été érigées.
Les rues montant vers le plateau, rampe du Secours, rue des Collis, rue des Bézines etc étaient barrées par d’énormes murs percés d’embrasures pour armes lourdes. Sur la place du Champ de mars s’élevaient deux imposants blockhaus. À l’angle sud du rempart Émile Roux, un autre blockhaus enterré commandait la vallée de l’Anguienne, le plateau de Ma Campagne, la nationale 10, la ligne de chemin de fer et toute la vallée de la Charente à l’ouest. Un réseau de tranchées courait le long des remparts dans lesquels on avait percé de place en place des emplacements de tir. Un ouvrage défendait l’entrée de la ville devant la cathédrale. Sur la place Henri Dunant (anciennement place de la Gendarmerie) un énorme réservoir d’eau avait été aménagé. _ Un autre, en métal se trouvait devant le lycée et y est resté longtemps( je ne le jurerais pas mais je crois que ses fondations subsistent encore). Et je ne me souviens pas de tout…

Le 31 août, dans le début de l’après-midi, il faisait très chaud, on sentait monter l’orage. De temps en temps des coups de feu, des rafales d’armes automatiques, quelques explosions parfois très lointaines, parfois très proches, qui semblaient venir de Ma Campagne ou des Chaumes de Crages rompaient le silence pesant. Des explosions de grenades ou des tirs de mortier  ? Un éclat de mâchefer brûlant tomba même par la fenêtre ouverte de la cuisine pièce à vivre où nous nous tenions.
Vers la fin de l’après-midi, malgré l’atmosphère lourde et menaçante, ma grand-mère et ma tante décidèrent d’aller chez un commerçant de nos amis chercher la provision de vin, qui devait probablement faire l’objet de quelque troc vital…
Il fallait transporter le précieux et néanmoins peu appétissant breuvage. Il s’agissait probablement d’un « ersatz » qui n’avait de vin que le nom, je n’en ai jamais goûté que sous sa forme d’eau dite rougie, mais qui en réalité était plutôt marronnasse et un peu acidulée. Nous disposions pour ce transport d’un petit fût de six litres logé dans un sac en grosse toile, fabriqué spécialement pour contenir ce récipient . Deux porteurs étaient évidemment nécessaires, chacun tenant une bride du sac. Généralement j’ouvrais la marche, la circulation étant très peu dense, voire inexistante. Je pouvais traverser les rues en toute sécurité. Néanmoins je regardais toujours à droite, puis à gauche, puis encore à droite, comme on me l’avait enseigné, avant de m’aventurer sur la chaussée.
Ce jour-là, lorsque nous sommes arrivés vers cinq heures place de La Bussate, nous avons découvert une rue de Périgueux absolument déserte à perte de vue. Pas un véhicule, pas un passant, ni sur les trottoirs, ni sur la chaussée rendue brillante par une petite averse. À l’horizon ; les gros nuages noirs de l’orage qui montait. Impressionnant et inquiétant ! Je n’ai jamais ressenti depuis ce jour une telle impression de vide à regarder cette perspective.

Nous sommes donc allés nous faire servir chez le marchand de vin, puis saluer son épouse.
Lorsque nous avons voulu franchir le portail, Monsieur R. nous a arrêté :
« Attendez un peu, il y a une colonne allemande qui part vers le Champ de Mars, vous ne pourrez pas traverser ». Puis, quelques instants plus tard :
« Allez-y, la roulante arrive, le convoi est terminé ». La roulante, cuisine de campagne, faisait paraît–il office de voiture-balai dans les convois militaires.

Nous voilà donc repartis. Comme nous arrivions à l’angle de la rue de Périgueux et de la rue Jean Marot, d’autres chariots tirés par des chevaux finissaient de traverser la place. Quelques claquements très secs et rapides nous accueillirent. L’espace d’un instant je crus que c’étaient les soldats allemands qui donnaient du fouet pour faire avancer les attelages. Mais je compris bien vite qu’il s’agissait de tout autre chose : des maquisards embusqués rue de la Valette venaient d’ouvrir le feu sur les traînards de la colonne (tactique de guérilla prudente et traditionnelle). Nous sommes repartis nous mettre à l’abri dans les chais sans chercher d’explications ! Puis le silence est revenu, un calme parfait.

Nous sommes donc repartis, intrépides, sans pouvoir aller bien loin : devant l’école Ferdinand Buisson, un détachement de soldats du maquis casqués et en armes, arborant le brassard tricolore, l’air calme et décidé, barrait la route.
La peur, l’émotion et la joie que j’ai ressenties à ce moment à voir des soldats français, libres, et qui allaient chasser les occupants ! L’agent de ville qui les accompagnait nous invita aimablement mais fermement à regagner notre abri.

Alors l’attente commença. Le silence fut bientôt rompu par des coups de feu, des rafales. « Des tirs sporadiques », aurait dit un communiqué officiel. Comme parfois les silences se prolongeaient, les hommes qui s’étaient réfugiés dans les chais tentèrent une sortie. Au moindre mouvement de la porte, une arme automatique ouvrait le feu et encadrait d’impacts le lourd portail. Les réfugiés n’insistèrent pas…
Le temps passait. Nos hôtes nous invitèrent à monter dans leur appartement pour nous restaurer en attendant l’évolution de la situation. Monsieur R. nous recommanda de nous déplacer en longeant les murs, et surtout de ne jamais passer devant une fenêtre. Des soldats allemands embusqués dans l’infirmerie militaire (qui se trouvait alors à l’angle du boulevard Liédot et du boulevard Alsace- Lorraine) tiraient sur tout ce qui bougeait et nous étions juste dans leur champ !
Par contre, l’orage qui avait menacé toute la journée n’avait pas éclaté. Vers huit heures il faisait encore jour et tout était redevenu calme. Quand on se risquait à ouvrir le portail, il n’était plus mitraillé. Avec un des « réfugiés », nous avons décidé de partir et de tenter de retourner à la maison. Les rues étaient désespérément désertes et silencieuses. Devant le café du Coq d’Or gisait un cheval mort (un civil qui passait par là et deux maquisards avaient été abattus sur la place). Une couche de poussière blanche, produite par les impacts des tirs dans les pierres de taille des façades couvrait les trottoirs de la rue de La Valette : il doit y en avoir des kilos de plomb dans ces façades ! D’ailleurs, au coin de la rue de La Valette (N° 17) et du boulevard de Bury, on peut voir une clé de fenêtre au rez-de-chaussée étoilée par un projectile.
Nous sommes enfin arrivés sans encombre à domicile.

Ma mère qui ne nous avait pas accompagnés dans cette expédition avait assisté au passage d’un groupe de maquisards (probablement des hommes de la S.S.S.) cherchant un itinéraire pour monter vers la ville. Mais la rue de Bellefont était battue par des tirs d’armes automatiques utilisant des balles traçantes, situées dans le Cercle des Officiers (maintenant bâtiment du Conseil général, à l’angle de la rue de l’Arsenal et du Rempart Émile Roux). Il est vrai que de ce point, on dispose d’une vue extraordinaire sur la vallée de l’Anguienne. Guidés par ma mère et des voisins, les maquisards, se faufilant dans les jardins parvinrent sans encombre à contourner l’obstacle.

Nous sommes partis nous coucher, mais dans la nuit, le son des cloches nous a réveillés, en particulier le gros bourdon de St André qui sonne dans les occasions solennelles. Nous nous sommes levés, habillés et avec tout le voisinage nous sommes montés à l’hôtel de Ville. La place était noire de monde. Soudain, un projecteur s’est allumé, éclairant le beffroi, et nous avons vu monter le drapeau tricolore. Alors, d’une seule voie, la foule s’est mise à chanter « la Marseillaise ». Aujourd’hui encore, en écrivant ces mots, je ressens la même émotion. Moments inoubliables !
Le lendemain, jour de fête, nous sommes encore remontés en ville aux nouvelles. On pouvait acheter le numéro un de « la Charente Libre » qui avait été imprimé dans la nuit. Malheureusement je l’ai perdu. Si mes souvenirs ne me trahissent pas, on pouvait y lire en particulier un poème de Louis Aragon : «  Ballade de celui qui chanta dans les supplices  ».
L’après midi il y eut un défilé des unités qui avaient participé à la libération de la ville. Les uniformes n’étaient pas rutilants, ni même uniformes ! Un peu sales, un peu usagés, râpés, mais c’est le plus beau défilé qu’il m’a été donné de voir.
Ces troupes avaient payé un lourd tribut aux combats, je crois qu’il y eu une cinquantaine de morts (à vérifier). Tous les ans, le soir du trente et un août, les autorités de la ville viennent fleurir les plaques qui rappellent leur sacrifice.

Vers la fin du défilé, nous nous trouvions sur la place Bouillaud. Soudain, des coups de feu ont éclaté. La foule, s’est partagée, les uns fuyant dans les rues voisines, les autres se jetant à plat ventre. C’est ce que je fis, et ce qui n’est pas la meilleure solution, une cible immobile et couchée étant bien plus exposée qu’une cible debout et mouvante. Je revois encore au bout de mon nez, la bordure de trottoir le long de laquelle j’étais étendu, au niveau du massif actuel des armes de la ville. Dans l’instant, les soldats, plus habitués au combat qu’à la parade, braquèrent leurs armes vers les toits d’où semblaient venir les coups de feu. Les maisons voisines furent investies et fouillées, en vain. Malheureusement, en perquisitionnant l’appartement d’un photographe de la place qui regardait le défilé de sa fenêtre, une patrouille découvrit une vieille arme. Aussitôt jugé, le photographe fut fusillé le lendemain. Par la suite, son innocence fut reconnue et sa mémoire réhabilitée. Cela lui a fait une belle jambe, à ce pauvre Denisot !
Des incidents similaires eurent lieu dans d’autres villes libérées, en particulier à Paris où le cortège des libérateurs, général De Gaulle en tête, subit des tirs dont officiellement on ne connut jamais les auteurs.

X ) L’Épuration

Il y eu bien sur des règlements de comptes, des actes de justice expéditive et peut-être un peu rapide. Les hommes qui avaient passé des mois traqués, parfois affamés, cachés dans les bois dans des conditions de confort et d’hygiène plus que précaire, avec la peur au ventre, n’étaient pas enclins à la clémence envers ceux qui avaient fait ami ami avec l’occupant, en avaient été les thuriféraires ou bien s’étaient scandaleusement enrichis. Malheureusement là encore, certains surent très bien sortir au moindre frais d’une situation délicate, laissant les lampistes payer pour eux.
J’ai assisté le lendemain de la libération, à l’état-major des résistants à un début de passage à tabac. C’était avenue Wilson, dans l’ancienne Kommandantur où nous étions allés avec une amie tenter de récupérer son poste de radio que les policiers lui avaient raflé, lors de l’arrestation son mari, qui était encore pour l’heure à Neuengamme.

On nous fit entrer dans une pièce entourée d’étagères toutes garnies de postes de TSF, comme on disait à l’époque. Je n’en avais jamais tant vu à la fois ! Notre amie ne retrouva pas son poste ; alors notre guide lui dit : « Choisissez en un qui vous plaît ». Ce qu’elle refusa de faire bien sûr. À ce moment, je vis dans le couloir un grand diable brandissant un revolver qui faisait une conduite de Grenoble à un vieux monsieur à l’air très digne. J’appris plus tard que c’était un professeur du Lycée. Il prêchait pendant ses cours la bonne parole à ses élèves, leur faisant le panégyrique du régime de Vichy et des nazis. Il avait même dénoncé des élèves qui durent prendre le maquis. Il échappa de peu au poteau.

Les Tondues : Quelques femmes venues je ne sais d’où s’étaient installées dans une maison de la rue Broquisse. Je ne les avais jamais remarquées, on ne m’avait point fait part de leur existence ni donné de détails sur leurs occupations, jusqu’au jour où je les vis à leur fenêtre, coiffées d’un turban. J’appris par la suite qu’elles avaient été tondues, la maison qu’elles occupaient ayant sans doute été très accueillante pour le « verts de gris ». Il y eu ainsi des règlements de compte pas toujours très élégants, parfois pour certains l’occasion d’assouvir des vengeances personnelles. Bien sûr il n’est pas dans mes intentions de prendre la défense de ces femmes, mais comme répondit Garance, qui eut des ennuis à la libération à cause de ses fréquentations douteuses :« Le cul n’a pas de patrie ». D’ailleurs, était-ce l’effet de la mode ou une sorte de solidarité féminine inconsciente, mais à cette époque, le turban se portait beaucoup, ce qui fait que les tondues qui cachaient leur honte sous cette coiffure, se remarquaient moins.
Et puis si certaines de ces femmes furent vraiment coupables d’avoir par leur conduite provoqué des drames (dénonciations de partisans, trahisons etc.) pour la plupart, il s’agissait avant tout de gagner leur croûte, voir de sauver leur peau [4]. Ces souvenirs laissent une impression trouble et pesante, qui ternit le bel espoir que beaucoup avaient mis dans la libération. Ces conduites dégradantes, autant pour les victimes que pour les exécutants ne donnent pas une image bien peu glorieuse d’un pays libéré.

La ville était libre mais la guerre n’était pas finie et la situation économique bien calamiteuse. Nos espoirs de voir le ravitaillement s’améliorer furent vite déçus. Le pays était en ruines, les ressources quasiment nulles, l’alimentation déplorable.
Bien sûr, à la rentrée je suis retourné à l’école. Aucun fait notable durant cette année, si ce n’est que le huit mai 1945, nous avons entendu une musique militaire qui passait dans les rues. La directrice est venue nous chercher pour nous réunir dans une grande salle et on nous a distribué à chacun un chou à la crème en nous annonçant que la guerre étai finie. Je ne sais comment l’école avait pu se procurer cette admirable friandise, mais c’était sacrément meilleur que les biscuits du ci-devant maréchal !
Le soir, nous sommes allés prendre l’apéritif et dîner chez des voisins et amis (ceux qui affichaient «  l’abbé baissé ») . Une bonne partie de la nuit, je me suis occupé à remonter le phono, à changer les aiguilles et les disques pendant que les grandes personnes dansaient.

Un soir d’été on nous a annoncé que « nos déportés » allaient arriver, de retour de Neuengamme. Ces hommes avaient été arrêtés en juillet 1944, impliqués plus ou moins dans des actions de résistances ou des associations interdites, ils avaient également servi d’otages, « pour l’exemple », transférés à Compiègne puis en camp de déportation. _ La Croix Rouge suédoise les avait évacués après le 8 mai 1945 et ils arrivaient après un long périple à travers l’Europe, via la Tchécoslovaquie.
Par bonheur ils étaient revenus vivants tous les sept, mais dans quel état ! Je ne fus pas autorisé à assister à l’arrivée du train qui les ramenait avec d’autres compagnons de misères, tous plus mal en point les uns que les autres.

XI) La crise du logement ou des lendemains qui ne chantent pas très juste

La paix était revenue mais certainement pas l’abondance.
A la rentrée 1945, le Japon venait juste de capituler. Mon oncle, officier du service de santé fut muté à Angoulême pour gérer l’administration sanitaire du camp de prisonniers allemands à Basseau.
Avec toutes les destructions que la ville venait de subir, il était évidemment impossible de trouver un logement. Nous nous sommes donc retrouvés avec la famille de mon oncle dans notre petite maison : neuf personnes dans quatre petites pièces ! J’ai retrouvé l’atmosphère de cette vie communautaire dans le livre « Uranus », de Marcel Aymé et le film qui en a été tiré, et qui est servi par une remarquable distribution. C’était dur, car la promiscuité, les restrictions toujours d’actualité, rendaient parfois le climat explosif. Mon oncle parvenait à l’occasion à nous procurer quelque supplément de nourriture. Je me souviens des boîtes de haricots et bœuf des rations américaines et d’une incroyable et fabuleuse caisse remplie de tablettes de chocolat au lait américain (du vrai chocolat et il y en avait au moins vingt kilos !). Une jolie vache, « Daisy the Cow », une fleur dans la gueule, ornait le dessus de la caisse. Un jour nous avons même eu droit à une distribution de chewing-gum !
Vers Noël, mes cousins, enfants de famille nombreuses (ils étaient quatre) eurent droit à une distribution de babioles et surtout d’oranges, à l’issue d’une séance de cinéma à laquelle ils avaient été conviés alors que j’avais du rester à la maison. J’ai vécu cet événement comme une grande injustice : moi, enfant unique et improbable, je n’avais évidemment droit à rien. Ma peine fut d’autant plus grande que j’ai pris conscience à ce moment que ma situation était loin d’être claire, des ambiguïtés étaient entretenues…

XII ) Conclusion

Il faut bien reconnaître que par rapport d’autres lieux : Royan, la Normandie ou l’Alsace par exemple, notre région fut relativement épargnée, mais certains événements furent cependant assez tragiques pour marquer durablement, de façon même indélébile ceux qui ont vécu à cette époque.

Même si j’ai eu souvent faim, quelquefois peur, parfois beaucoup de peine, je remercie le sort de m’avoir été favorable : je suis sorti vivant des bombardements, je suis passé sans une égratignure à travers une fusillade meurtrière, et surtout, surtout, je n’ai jamais été obligé de chanter « Maréchal nous voilà ».

Notes

[1] Je ne parle pas des fautes littéraires, orthographiques, syntaxiques ou d’autre nature, que je vous prie à l’avance de bien vouloir excuser.

[2] raison pour laquelle, lorsque je cite des références « historiques », j’emploie une graphie différente

[3] Reportage ARTE du 07/02/07 20h 40, dans lequel un interprète allemand qui avait accompagné cette unité confirme bien qu’elle se trouvait dans la région bordelaise durant l’été 1944.

[4] Voir à ce sujet, le livre d’Alain Brosse :« Les tondues, une fête moche », qui narre très bien la veulerie et la vengeance populacière à deux sous qui s’est assouvie à cette occasion.

By René Arbour

Management certificate of Credit Card (New York - 1983-84) Bac Administration , Security for the people (Minesota 1984)