Il disait volontiers : “notre curé, ce n’est pas qu’il serait un mauvais homme, mais tous les deux, on n’a pas la même philosophie”…

Toutes ces étapes de nos ancêtres nous conduisent… (4e partie)

mercredi 25 janvier 2012, par Jean-Pierre Brochard

Nous ne quitterons pas le domaine de Foulun, mais pour imaginer comment ils y vivaient, serrons-nous au coin du feu pour écouter cousine Marie nous conter à haute voix ces histoires d’autrefois ?

«  …J’ai noté précieusement tout ce que j’ai entendu raconter par mon beau-père, Michel, sur son enfance, sur son père, ce père André qui était certainement un homme exceptionnel. Ce n’est pas un livre que j’ai fait, ce récit n’a pas été publié… je l’ai recopié et donné à la cousine de Soumans, qui comme moi aime beaucoup parler de ses anciens. Mais, j’ai le brouillon, je peux le retrouver, le recopier et te l’envoyer si tu n’es pas pressé. Peut-être pourrais-tu le faire dactylographier…  »

Extrait d’une lettre de cousine Marie [1]
Les Chalais, le 9 novembre 1983

Écrites d’une plume alerte et sur le ton vif de la conversation, ces notes semblent destinées à être lues à haute voix comme jadis on contait des histoires au coin du feu. Elles savent aussi retrouver le rythme mélodieux des histoires d’autrefois, et entourent d’un parfum de poésie irréelle ces articles qui portent sur les archives du Pays de Tronçais à celui de la châtaigne en parcourant le val de Cher.

Il disait volontiers : “notre curé, ce n’est pas qu’il serait un mauvais homme, mais tous les deux, on n’a pas la même philosophie”…

« Mon beau-père Michel, au nom d’Archange, était un mécréant, mais un bon mécréant cependant.
C’était un grand et beau vieillard, autoritaire et bienveillant, le patriarche d’autrefois, tel que l’on peut se l’imaginer. Son regard direct disait son amour des choses claires, justes et bien définies.

Il n’aimait pas les curés, c’est un fait. Les souffrances du menu peuple, opprimé par la noblesse et le clergé, dont il avait entendu parler dans son jeune âge, étaient peut-être pour beaucoup dans cette appréciation.
Il disait volontiers : «  notre curé, ce n’est pas qu’il serait un mauvais homme, mais tous les deux, on n’a pas la même philosophie  ». Il est probable que “leurs idées” et “leurs philosophies” ils ne les avaient jamais confrontées !
Ce fut pourtant un prêtre qui recueillit son âme aux premières heures d’une claire matinée d’avril 1942. Un prêtre habillé en grand apparat pour la messe dominicale de la petite chapelle de la clinique Saint Jean, où Michel était hospitalisé, en ce deuxième dimanche après Pâques.
J’avais passé la nuit auprès de lui. Elle n’avait pas été calme. Il s’agitait, le visage crispé, soudain par de sombres souvenirs, ou s’éclairait d’un fugitif sourire à l’évocation de quelque plaisante image. Son esprit errait, vagabondait tout au long d’une vie de soixante-dix-huit années. Sans relâche, les scènes défilaient sous ses paupières closes. Inconsciemment, ses lèvres marmonnaient des noms d’autrefois, des noms connus de lui seul. À un certain moment, il appela les dindons, comme on le fait, le soir, lorsqu’ils tardent à rentrer. Puis, sans transition « l’Herminie, dit-il, l’Herminie de la ville-Brulant Ah ! Grand Dieu, gâs, la belle !  » Dans quelle assemblée de village était-il à ce moment ?
Au matin, il me demanda de l’aider à se soulever sur ses oreillers. Comme je le soutenais, il renversa un peu la tête, poussa un petit râle, respira profondément et ce fut fini.

Je n’avais jamais vu mourir quiconque. Affolée, je sonnais énergiquement. Les sœurs gardes-malades furent là rapidement. Branle-bas, courses dans les couloirs, le prêtre arriva une minute après, laissant son hostie sur la table de l’autel.
Cher vieux père ! Je pense que votre âme était là, dans la vérité et la lumière de votre heure dernière acceptant son intransigeance, sa vivacité, son orgueil. Mais, comment ne pas être orgueilleux et fier de sa réussite quand on a commencé sa vie à marcher nu-pieds dans les prés de Foulun, terre sur laquelle on devait peiner, mais où régnait le maître, à qui tout appartenait, même le plus petit arbre de la « bouchure », où les pierres du chemin, où le lièvre blotti dans les herbes sèches !

La vie devait être triste dans la pauvre maison. Deux frères vivaient là, en communauté, cinq enfants chacun, et hélas une seule mère pour tous, car celle de Michel [2] était morte d’une couche de trois enfants ! Cet enterrement de quatre cercueils était resté de triste mémoire chez les anciens de Chambérat (c’était en 1873).
Oui, à cette époque la vie n’était pas gaie à Foulun et le père Michel qui, sous son rude aspect, avait l’âme sensible, pleurait en l’évoquant.
Quel admirable conteur, quel témoin précieux de la vie d’autrefois. Il était né dix ans avant Emile Guillaumin qui a si bien su nous la dépeindre dans la « vie d’un simple ».
Un à un, tous ceux de ce temps-là sont partis :
« la mère Bièsse, la plus loquace de nos voisines, elle en savait des choses ! Tous les tenants et aboutissants de la paroisse, et Jeanne, la lingère du château, et Julien, l’ancien métayer, et la mère Rivière, et la vieille cuisinière de la Chapelaude, la mère Mirquet, qui, aux batteuses, allait de maison en maison, et son mari, presque aveugle, qui prédisait le temps, et ne se trompait pas parait-il ! »
Morts, oui, tous sont morts et je reste seul avec les souvenirs qu’ils m’ont légués.
Chaque fois que je me rends à Foulun, les images de ces jours d’antan me serrent le cœur. Témoins muets : le seuil de la maison et les marches en granit de l’escalier extérieur, qui mène au grenier, usées par les pas des anciens.

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Domaine de Foulun

J’imagine la maison telle qu’elle devait être à cette époque. La « maison » c’est-à-dire la cuisine, la salle commune, la pièce où l’on vit. C’est une expression encore vivace chez nous ; au nouvel arrivant on dit : « entrez donc à la maison ». Dans cette grande pièce, au sol recouvert de dalles en granit du pays, je vois une longue table au milieu, au fond deux lits fermés de rideaux, un troisième peut-être vers la porte de la chambre, l’unique armoire entre les lits, un coffre, aussi et puis, devant la fenêtre la maie où l’on pétrissait le pain. À droite, en entrant, voici la vaste cheminée, abritant le four, depuis longtemps cheminée sans bûche et four sans fournée ! Deux chambres dallées de carreaux rouges sont attenantes. L’une avec porte extérieure était réservée au maître.
Du seuil j’embrasse tout l’horizon. Par-delà le grand pré, une brume légère s’élève de la rivière, les taillis s’étagent sur l’autre rive, la route monte vers Archignat, entre les arbres on aperçoit quelques toits… L’air est vif, tout est calme, paisible, la vie paraît toute simple. C’est notre beau pays Bourbonnais.
Dans la cour, deux granges flanquent la maison, celle de droite, la plus spacieuse, la mieux arrangée est la plus récente. Elle a été construite en l’an mille neuf cent. Catherine [3] la sœur aînée de Michel, celle qui resta au domaine, avait alors un petit-fils, Lucien Troubat, âgé de deux ou trois ans. Ce fut lui qui posa la première pierre. Bien qu’il n’en eu certainement pas souvenance il aimât la raconter : « viens, petit, lui aurait dit le maître maçon, met ici cette pierre bien taillée. C’est la première de cette belle grange que nous allons construire pour toi. Devenu grand, tu en franchiras souvent le seuil, alors que nous, on sera sous la terre. »
Les bœufs n’avaient pas chômé cette année-là. Que de charrois avaient-ils dû faire de la carrière à la ferme, par le mauvais chemin en pente !
Au fond de la cour commence le grand pré, un pré de quatorze hectares que Michel et ses frères coupaient à la faulx et où, tout enfant, il allait pieds nus – noirs parfois, car la paire de sabots appartenait au premier levé – chercher les bœufs au lever du jour.

Le porcher – détails d’une gravure de Armand Queyroy [4] – La bergère
Il faisait bon courir dans l’herbe couverte de rosée, mais disait-il, «  que le dard des abeilles, tôt réveillées et butinant déjà, était cuisant et douloureux !  »

Mais, que de temps et de chemin parcouru. Toute une vie est passée, c’est une longue histoire, on me l’a raconté, je ne voudrais pas qu’elle tombe dans l’oubli…

Cher vieux père, quel bonheur serait le vôtre si vous pouviez revenir en maître, aujourd’hui, dans ce domaine de votre enfance, berceau de votre famille, si, au tournant du chemin, au coin de la maison, d’où l’on découvre tout l’horizon, vous pouviez vous dire : ici, où je suis né, où j’ai peiné et travaillé, où, avant moi, mes anciens ont durement peiné, cette terre, ces prés et ces arbres, tout cela est à moi. Mon petit-fils vient d’acheter Foulun ! Il hocherait la tête, approuvant du regard. Il dirait : « c’est bien, mes enfants, je suis satisfait  ». Et une lueur affectueuse passerait dans ses yeux.
Comment pourrait-il ne pas se rappeler : tour à tour, petit pâtre, meneur d’oies et de dindons, gardeur [5] de moutons, toucheur [6] de bœufs, le fils du métayer prit un petit domaine en fermage, à Saint-Sornin de la Chapelaude. Il gravit peu à peu tous ces échelons. Le petit paysan, le quatrième des cinq enfants, acquit son savoir tout seul. L’école était pour les jours où il n’y avait pas d’ouvrage, et ce n’était pas souvent, dès le printemps venu.
À son retour du régiment – il durait longtemps en ce temps-là il devint régisseur du maître de Foulun, qui l’avait en estime. Plus tard, un personnage important de Montluçon, un chirurgien réputé, qui ne dilapidait pas son bien, lui confia ; lui aussi, la direction de ses fermes, lui louant certaines – celles où nous vivons aujourd’hui, achetée en 1944.
Il devint fermier général, donnant en métayage certaines terres louées. Et malgré la mauvaise réputation des fermiers généraux, ni le propriétaire, ni les colons n’eurent à s’en plaindre. Grâce à sa compétence et à sa loyauté, il fut nommé expert agricole. On le vit arbitrer des cas difficiles et trouver des solutions équitables. Le ruban de chevalier du mérite agricole fleurissait sa boutonnière.
Son amour de la terre l’incita à acheter Beaulieu, commune d’Huriel, en 1908. Selon leurs moyens, les frères et sœurs lui vinrent en aide. C’était une famille dont les membres s’épaulaient, ce fut leur force. Tous ont prospéré, on pouvait dire : « voyez comme ils s’aiment ! » Mais, que de temps et de chemin parcouru. Toute une vie est passée, c’est une longue histoire, on me l’a raconté, je ne voudrais pas qu’elle tombe dans l’oubli.

Cette famille venait, m’a-t-on dit, d’assez loin, du côté de la forêt de Tronçais. Pourquoi avaient-ils émigré ? Personne ne s’en souvient. Ils étaient arrivés au domaine de Foulun vers, je pense, 1830 [7]. Ils avaient été recommandés, c’est certain, car autrefois les maîtres avaient le choix et ne donnaient leurs terres qu’aux paysans réputés pour leur travail et leur bonne conduite.

Deux chars à bœufs amenaient toute leur fortune : dans l’un, deux lits et leurs couettes, un coffre contenant leurs hardes, une table, des chaises, quelques ustensiles de cuisine et dans l’autre, la charrue, la herse, les fourches, les pelles, les pioches, la cage à poules et celle à lapins et au milieu de tout cela, la femme et les deux jeunes enfants.
Le temps s’écoula, les fils Jean et André grandirent. À leur tour, ils fondèrent une famille, tout en continuant de travailler en communauté, André assurant la direction de la ferme. Ils n’étaient pas riches, dix enfants à nourrir ! La vie était rude. C’était celle de tous les paysans d’alors, mais l’entente était bonne et l’existence s’écoulait sereine. Et voilà que le malheur est venu.
Cela se passait quelques années après la guerre de 1870. La misère était grande dans le pays. C’est à cette époque que Marguerite Vincent, la mère de Michel, mourut de couche de trois enfants. André, très affecté par la disparition de sa femme fut long à s’en remettre. Les enfants n’eurent peut-être pas trop à souffrir de la mort de leur mère. Mais, quel vide à la maison. Laissant son travail à son frère Jean, le métayer de Foulun errait longtemps à travers les champs. Le maître s’en émut. Avait-il de l’amitié pour lui, plus que l’on en doit à un subalterne ? Il vint souvent à Foulun. Il habitait une grande maison, longue et basse, à quelques centaines de mètres à travers près. Petit bourgeois, vivant sur ses terres, sans autre préoccupation que de gérer ses biens, les loisirs ne lui manquaient pas.
On le vit souvent au domaine. Les deux hommes s’asseyaient, parait-il, dans la grange au rebord d’une crèche et conversaient pendant de longues heures. De discussion en discussion, le temps passait. Le père André aimait bien discuter. Il avait des idées aussi bien sur le travail que sur la politique. C’était l’époque ou l’on parlait des blancs et des rouges. Naturellement, les idées du père André, métayer, ne pouvaient être les mêmes que celles de Monsieur Chantemille, le Maître ! _Ils se quittaient parfois, tout à fait fâchés.
– Cet imbécile de père André, disait Monsieur Chantemille, il mériterait que je le fasse signifier. Ce qui veut dire : « donner congé ». En ce temps-là, le Maître tout puissant pouvait à son gré, mettre son métayer à la porte.
– Oui, disait-il en partant, il le mériterait, mais tel que je le connais, il serait capable d’accepter. Et cela, pour rien au monde il l’aurait voulu. Le lendemain, il revenait, l’incident était clos, chacun restant cependant sur ses positions.

La campagne Bourbonnaise, Idéal éditeur, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Paris
Il y eut aussi l’affaire des bœufs gras.
Tous les ans, après les semailles, on engraissait une paire de bœufs, les plus âgés ou ceux qui, pour une raison quelconque avaient cessé de plaire pour le travail.
Monsieur Chantemille et son métayer leur rendaient souvent visite. Brossés, étrillés, la queue bien lavée, ils s’étiraient paresseusement sur leur épaisse litière, ruminant consciencieusement le foin, la farine d’orge et les légumes qu’on ne leur ménageait pas. Et le dialogue s’engageait :
– Combien vont-ils peser, cette année, tes bœufs, Père André ?
– Ma fois, répondait celui-ci, je pense, not’Maitre qu’ils vont bien arriver à leurs douze cents Kilos.
– Douze cents Kilos ! Jamais de la vie ! Tu n’y penses pas, André. D’ailleurs ils ne sont pas profitants comme ceux de l’année dernière. Tu te rappelles : çà, c’était des bœufs ! Ils t’en avaient tracé des sillons, et profité à la crèche ! Mais, ceux-là, ils ne seront jamais bons. Je te le dis, André, c’est des vrais violons, tes bœufs, pas plus gras que des violons.
– Si vous voulez, not’Maitre ! Parce que des violons je n’en ai jamais vu. Mais pour les vendre, laissez-moi donc faire. Ce qui fut entendu. Le jour de la foire étant passé, le père André remit l’argent des bœufs à son propriétaire. Celui-ci fut bien surpris, il n’en escomptait pas autant.
Et le métayer d’ajouter malicieusement :
– C’est que, not’Maître, à la foire, les violons y se vendions biens ! Ce fut, peut-être, à ce moment, ou à la suite de quelque épisode semblable que le Maître se sentant vieillir, laissa le Père André acheter et vendre en toute liberté, non seulement pour Foulun, mais pour tous ses domaines.

Michel, le plus jeune de ses fils fut chargé dès son retour du régiment, de le remplacer. À son tour, le fils de celui-ci prit la relève. Ainsi c’était fondé une dynastie qui, avec les nouveaux modes d’exploitation, vient tout juste de disparaître. L’esprit de caste, s’il existait encore un peu, était compensé par beaucoup d’estime et de probité de part et d’autre.
Les années ont passé. Le petit-fils du Maître et celui du Père Michel ont fait leurs études sur les mêmes bancs du lycée, et sont devenus médecins tous les deux. Mais, se souviennent-ils encore de l’histoire des métayers de Foulun.

A suivre …

By René Arbour

Management certificate of Credit Card (New York - 1983-84) Bac Administration , Security for the people (Minesota 1984)